Au plafond, la peinture cloque. "Une écaille
chute parfois dans un tube à essai", soupire Patrick Couvreur. Dans les
locaux de la fac de pharmacie de Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine), ce
biopharmacien travaille pourtant sur des objets ultradélicats : les
nanomédicaments. Des principes actifs enfermés dans des capsules 70 fois
plus petites que des globules rouges, transportées vers les cellules
malades. Pour ces travaux amorcés il y a trente ans, ce pionnier - qui a
déjà déposé 50 brevets - vient de recevoir la médaille de l’innovation
du CNRS. À 62 ans, il fait un rêve : "Qu’un de mes médicaments soit mis
sur le marché pour soigner des patients qui n’ont aucun recours
actuellement."
1975 : le rêve de minuscules comprimés
On
l’a parfois pris pour un hurluberlu. Mais ce Belge naturalisé français,
curieux et souriant, a toujours suivi son idée. "J’étais un élève moyen
en tout, bon en rien. J’aime tirer plusieurs fils, frayer avec d’autres
disciplines. J’ai fait de ma faiblesse un atout." La passion des
sciences lui est venue au lycée, grâce aux pères jésuites. Une
révélation. En 1975, il achève sa thèse de pharmacie consacrée aux
comprimés. Et c’est par hasard que germe l’idée des nanomédicaments, en
déjeunant avec ses voisins de labo à l’Université catholique de Louvain.
"Ces chercheurs de l’équipe du Nobel belge Christian de Duve
cherchaient un moyen d’acheminer les molécules médicamenteuses
directement dans les cellules malades. Ils rêvaient de minuscules
comprimés."
À l’époque, les premières
nanoparticules de Nylon sont mises au point. Et si on pouvait leur faire
transporter un médicament? L’esprit créatif de Patrick Couvreur fait le
lien. À l’École polytechnique de Zurich, le chimiste Peter Speiser y
croit et finance son postdoctorat. Première victoire en 1977 : Couvreur
parvient à "encapsuler" une molécule de fluorescéine dans une
nanoparticule de Nylon. "Elle n’était pas injectable à l’homme, car
toxique. Mais j’ai démontré qu’une molécule pouvait pénétrer au cœur
d’une cellule grâce aux nanotechnologies." Une révolution, et une
première mondiale.
1997 : un nanomédicament pénètre une cellule
Reste
à trouver un "transporteur" injectable à l’homme. L’intérêt serait
double pour des pathologies comme les cancers : améliorer l’efficacité
du médicament en l’adressant à une cible spécifique et, du même coup,
réduire sa toxicité. Pour fabriquer cette capsule de quelques dizaines à
quelques centaines de nanomètres*, Couvreur imagine utiliser une colle
chirurgicale biodégradable, le cyanoacrylate. Après treize ans de
recherches menées à Châtenay-Malabry, il prouve en 1997 que ses
nanoparticules chargées d’un anticancéreux réussissent à franchir les
mécanismes de résistance des cellules. Leur efficacité s’en retrouve
boostée. Et il découvre que "la manière de délivrer le médicament est
peut-être aussi importante que le médicament lui-même. Si vous absorbez
un gramme de comprimé, vous présentez à l’organisme une surface de
principe actif de 1 cm2. Si vous divisez ce comprimé en particules
sphériques de 100 nm, vous présentez une surface d’environ 100 m2!"
Ces
nanoparticules étant reconnues et captées par un seul organe, le foie,
le chercheur cible ses essais sur une tumeur du foie, l’hépatocarcinome
résistant. Il dépose des brevets en rafale et, avec deux industriels,
fonde la start-up BioAlliance pour développer son nanomédicament.
L’ouverture d’un bureau de cette société au milieu des salles de TP de
la fac fait d’abord grincer des dents. Mais aujourd’hui, cotée en
Bourse, elle emploie 60 personnes. Et d’ici deux ans, des malades
pourraient bénéficier d’un "nano" efficace.
2000 : deux anticancéreux autorisés en France
Les
nanoparticules sont injectées par voie intraveineuse, comme une
chimiothérapie. Mais comment éviter que le foie les capture ? Pour
atteindre d’autres organes, les chercheurs réussisent à les rendre
furtives : elles circulent incognito dans le sang. "Coup de chance,
s’amuse le professeur, la paroi des vaisseaux sanguins est 'trouée' au
niveau des tumeurs. Du coup, les nanoparticules épargnent les tissus
sains et passent dans les tissus malades." Aujourd’hui, les chercheurs
peuvent même "adresser" ces nano-vecteurs vers les cellules d’un organe
précis, y compris le cerveau. On ne bombarde plus le corps entier, on
envoie des missiles de reconnaissance pour des frappes ciblées.
Les
"nanos" font vibrer tous les labos du monde : pas moins de 700
publications scientifiques en 2011, et de nombreux essais en cours. Mais
seulement une dizaine d’entre eux sont sur le marché. En France, deux
nanomédicaments anticancéreux sont prescrits : le Caelyx (sarcome de
Kaposi dès 1996, cancer des ovaires en 2000, du sein en 2003) et
l’Abraxane (cancer du sein en 2008). C’est peu. Car pour les mettre au
point, il faut faire plancher chimistes, biologistes, cancérologues… et
dépenser des dizaines de millions d’euros. "L’industrie et les
investisseurs français restent frileux", regrette Couvreur. Des dizaines
de découvertes universitaires, publiées et efficaces chez l’animal,
sommeillent ainsi dans la « vallée de la mort » des chercheurs. Faute
d’argent, elles ne seront pas développées pour être appliquées à
l’homme.
2012 : les promesses du squalène
La
semaine dernière, le pragmatique Pr Couvreur est parti en Israël pour
négocier avec un groupe pharmaceutique intéressé par sa dernière
trouvaille, le squalène. Il a eu l’idée d’utiliser comme vecteur ce
lipide présent dans la peau humaine ou la graisse de requin. En y
"accrochant" chimiquement un médicament, il transporte 50% de principe
actif, contre 1 à 5 % pour un "nano" classique. Autre progrès, le
traitement n’est plus libéré accidentellement dans la circulation, mais
juste lorsqu’il atteint les cellules malades visées. Les essais sont
bluffants. "On a greffé des tumeurs pancréatiques humaines sur des
souris. Les animaux non traités meurent après 40 jours. Avec le
médicament actuel, la gemcitabine, ils meurent après 50 jours. Avec nos
nanos, 70% des souris sont guéries!"
Une start-up
dédiée, Med-squal, a vu le jour. Les brevets ont été déposés pour une
utilisation avec d’autres médicaments, comme des anti-HIV. Mais après 3
millions d’euros engloutis pour prouver l’efficacité sur l’animal, les
caisses sont vides. Le Pr Couvreur a fait le tour des groupes
pharmaceutiques français. En vain. Fin 2011, il a encore amélioré son
concept : grâce à des nanoparticules de fer, à la surface desquelles on
pose un anticancéreux couplé aux squalènes, il suffit d’un aimant pour
les attirer au plus près de la tumeur... et l’anéantir! Mais on peut
aussi réaliser de l’imagerie médicale. Des "supernanos" qui soignent
mieux et livrent un diagnostic en temps réel pour adapter le traitement.
Ce "nanothéragnostic", applicable au cancer voire à des maladies
cérébrales ou infectieuses, ouvre la voie à une médecine personnalisée.
Un formidable espoir… en suspens.
* 1 nanomètre (nm) = 1 milliardième de mètre.
Source : http://www.lejdd.fr/Societe/Sante/Actualite/Patrick-Couvreur-le-seigneur-des-nanomedicaments-529921
CLUB ALGÉRIEN DES PHARMACIENS DE L'INDUSTRIE